Animal Instinct [pv Maera]

Soudainement, quelque chose lui est arrivé. Et soudainement, tout le monde dans les rangs s'était mis à se bidonner. C'était bien normal. Quiconque aurait vu son dirigeant mettre le pied dans un trou et s'écrouler par terre se mettrait à rire aux éclats. Normalement, Darius aurait eu l'humilité de rire. Mais pas en ce moment. Il avait un mauvais pressentiment, quelque chose qui avait capté son attention, mais il n'aurait pas su dire quoi. C'était justement parce qu'il regardait tout autour de lui – mais pas au sol – qu'il s'était pris cette idiote de racine. Se penchant, il intima d'un geste l'ordre de se taire. Avec patience, il vérifia que sa jambe artificielle avait tout ses boulons en place, puis il se releva, recommençant à inspecter les alentours à la recherche d'un danger qu'il n'arrivait pas à voir ou à identifier.

Et la chose se jeta sur lui. Quand il poussa un juron plus fort que les autres, tout le monde porta son attention pour le voir se débattre avec un oiseau qui tournait autour de sa tête. N'importe quoi… Qu'est-ce qui lui arrivait ? C'était ça le danger ? Un oiseau ? Sans aucune patience en lui, le militaire attrapa l'oiseau stupide et inconscient par la cou et le lui rompit d'un geste sec. Tout ceux qui avaient recommencé à rire plongèrent leur regard dans leur repas, mal à l'aise. Il était rare que leur lieutenant colonel se mette dans un tel état de nerfs. Mais Darius savait que quelque chose se tramait, quelque chose de pas net qui lui coûterait beaucoup. Il jeta le tas de plumes au feu, s'attirant des reproches de ses hommes qui voyaient venir l'odeur de chair brûlée. À eux aussi il intima l'ordre de se taire, par un simple regard coléreux cette fois.

-Okay les gars, la pause est foutrement finie, on reprend la route dans quelques minutes. Préparez les chars et préparez vous. Nous avancerons à petite vitesse avec cinq gars et moi qui partons en éclaireur. Toi, toi, toi, toi et ton voisin, vous prenez vos armes et vous m'suivez, je n'ai fichtrement pas envie de perdre mon temps ici.

Les hommes qu'il avait pointés n'hésitèrent pas un instant et empoignèrent leur fusil pour aller se ranger près de lui pour lui annoncer qu'ils étaient prêts. Ils reconnaissaient maintenant le regard de leur guide. Ils venaient de saisir pourquoi il était autant sur les nerfs. Ils étaient loin de chez eux, plus que jamais… Et plus que jamais près de la frontière du Portal Realm avec ses fichues sorcières.

Darius l'appelait son instinct animal, bien qu'il n'ait pas eu grand-chose d'animal sinon sa bestialité et son rire sonore, étrange hybride de l'hyène et d'un quelconque autre animal rieur à la voix plus grave.

-Tenez vous aux aguets les gars, dit-il alors qu'ils se mettaient en route. Il y a un truc pas net ici. Ça sent la pourriture de ces maudites sorcières.

Et comme de fait, lorsqu'il le dit, quelque chose explosa juste derrière lui. Il se retourna à temps pour voir une gerbe de terre s'élever en l'air avec quelques membres humains. Il se coucha au sol comme un bras tombait juste devant ses yeux. Il savait d'instinct qu'il n'y avait pas de survivants parmi l'escorte qu'il s'était choisi. Honteux, il se récita les noms de ces cinq hommes, tous des amis pour lui, autant que des hommes admirables pour leur courage. Se redressant d'un bond alors que la poussière continuait de retomber sur lui, il fit signe aux chars de faire marche arrière. Plus de pertes ne seraient d'aucune utilité. Quand il se tourna à nouveau pour faire dos à ses hommes toutefois, il distingua vaguement une forme qui se fondait dans le paysage. Cette forme se déplaçait vers lui. Ce n'est qu'à une vingtaine de mètres qu'il réalisa que c'était un épéiste qui dévalait la pente à sa rencontre, prêt à le tuer.

Avec son éternel sang froid mais éperonné par la colère qu'il ressentait à l'idée d'avoir perdu cinq de ses hommes, il dégaina ses deux revolvers et tira une gerbe de balles sur l'homme qui avançait. Pour une fois, il ne tenait pas compte de sa règle d'or. Il n'attendit pas de voir le blanc des yeux de son ennemi. Celui-ci s'écroula lorsque la dernière balle sortit des chargeurs. Sans émotion sur le visage, Darius rechargea le tout et avança à nouveau.

-Je vais chercher la foutue sorcière ! Elle doit pas être loin. Occupez-vous de ramasser les corps et de leur préparer un enterrement digne de ce nom.

Les premiers hommes qu'il perdait … Il n'attendit pas de confirmation que ses ordres seraient exécutés. C'était toujours lui qui se chargeait d'aller chercher la sorcière, et ça ne changerait pas. Faufilant sa main dans la poche de sa veste pare-balle, il prit le médaillon que lui avait donné son amie non-recommandable et l'enroula autour de son poignet. C'était ça qui lui permettait de survivre à une rencontre avec l'une de ces femmes.

Une douleur percutante lui brûla la poitrine comme si mille flèches flamboyantes avaient perforé sa cage thoracique, dévastant chaque particule de son être, consumant ses organes palpitants, carbonisant ce sang roulant dans ses veines. Le souffle lui manqua, la terre dansa soudainement sous ses yeux, amorçant une valse endiablée qui ne cessait de tournoyer sur un point fixe tandis que son estomac menaçait de régurgiter son contenu. Elle avait mal. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Pourquoi s’agrippait-t-elle à ce tronc d’arbre avec autant force ? Qui avait osé lever une main sur se personne ? Aurait-elle abaissé ses gardes au point de ne pas entendre une chose approcher, ramper jusqu’à elle comme une vipère malicieuse ? Non. Elle savait bien que non. L’authentique vérité était bien pire, bien plus pire, et elle explosa dans son esprit agonisant.

Le lien fut rompu…Son lige était mort au combat…Comment…? C’était un maître ès des armes, guerrier endurci et indestructible qui n’avait connu que de glorieuses victoires. Une peine insoutenable l’envahie, la terrassa sans pitié, la lançant pantelante, tremblante, sanglotant de grosses larmes. Une femme de son rang ne pouvait se permettre d’afficher ainsi ses émotions les plus intimes, toutefois cette atroce souffrance lui déroba sa pudeur et son masque imperturbable; son amour, son fiancé, son homme venait de trépasser d’une odieuse façon. Pauvre fou, il s’était jeté tête première dans un combat risqué contre une centaine d’hommes, sinon plus, dans le seul et unique but de la protéger, elle.

Elle tenta vainement de retenir ses pleurs amers, de reprendre le contrôle de son esprit et de ses sentiments, mais les conséquences du lien fracassé l’anéantissaient. Du courage, il me faut du courage, se dit-elle afin de s’encourager à s’enfuir avant qu’on ne la découvre. Elle n’avait entendu que des brides d’informations sur le sort des femmes comme elle ici, et ces renseignements lui avaient récolté un long frisson désagréable. S’enfuir, courir, se cacher. Par contre, elle se répugnait de devoir battre en retraite, car une Aes Sedai de son Ajah n’abandonnait jamais. Comment eut-elle l’énergie requise pour se remettre sur pieds et dévaler la pente à toute vitesse ? Maera l’ignorait. Ses yeux, mouillés de larmes, lui handicapaient la vue, mais elle courait…encore et encore…souillant de boue ses mocassins, déchirant ses multiples jupons divisés en deux par des branches d’arbre tendues dans sa direction, sa chevelure bien coiffée fouettait maintenant l’air avec brutalité.

Des bruits de course. Subtils, mais rapides. On la poursuivait. L’aura du pouvoir l’enroba dans un cocon hermétique, l’envahissant de sa bonté et de sa bienveillance, de sa chaleur savoureuse et de ce regain d’énergie vivifiant. Derrière elle, des fragments de terre s’élevèrent dans les airs, bloquant l’accès à ses chasseurs. Des pas, encore des pas. Le crépitement de la foudre résonna, un éclair transperça le ciel et s’abattit à plusieurs reprises près de son poursuivant. Était-il mort ? Non…Des pas…plus rapprochés cette fois ! Mais de quelle façon parvenait-il à déjouer ses attaques ? Des jets de flamme filèrent. Un torrent écumant inonda la forêt. Des illusions de plusieurs femmes se dirigeant vers des lieux différents auraient dû ralentir la chose qui courait derrière elle. Non ! Elle était toujours là ! Plus près ! De plus en plus près !

Maera fuyait toujours, un point entre les côtes. Tant d’effort physique lui demandait beaucoup, elle si habituée à monter à cheval. Le sien avait rebroussé chemin durant l’explosion que l’Aes Sedai avait produite en vue d’écarter la menace de l’ennemi.

Depuis combien de temps traversait-elle la forêt à la course ? Elle n’aurait su donner une réponse claire, mais sut qu’elle devait prendre un moment de repos : ses jambes ne la supportaient plus, le point dans son ventre l’empêcher de respirer et un vif étourdissement la ralentissait. Alors, s’immobilisant et sondant les alentours, Maera se convainquit qu’elle était à présent sans danger et s’adossa contre un arbre, les sens aux aguets, prête à toute éventualité. Néanmoins, elle ne crut pas possible qu’un être humain puisse se rapprocher d’elle sans qu’elle ne s’en aperçoive. C’est pourquoi elle étouffa un hoquet de surprise lorsqu’une lame se posa sur sa gorge et qu’un corps se plaqua sur elle pour l’interdire de remuer.

-Fais l’moindre petit signe, bougre de sorcière, et je t’jure que je t’égorge ! maugrée le chasseur de sa voix grondante.

Elle n’avait jamais vu un homme aussi massif et grand, aussi beau et sauvage, aussi dangereux et terrifiant.

S’enfuir. C’était l’idée qui lui venait en tête. Néanmoins, c’était révoltant et humiliant pour une Aes Sedai de son rang et de sa classe de se retrouver dans cette impasse, dans cette situation cauchemardesque à laquelle elle ne trouvait aucune solution rapidement. Son esprit était embrumé par la colère, le chagrin et la haine. Elle éprouvait pour ce géant immunisé par le Pouvoir de la Vraie Source une aversion profonde qui lui bloquait ses pensées lucides. Elle voulait sa mort, à lui et à ses hommes. Elle voulait son Lige. Mais elle était aussi faible et vulnérable qu’un poupin dans son berceau; elle ne pouvait rivaliser avec la force brute de son adversaire. De plus, Maera ne cachait pas une seule arme sous ses multiples jupons, ce qui lui aurait été avantageux au moment où il avait tripoté un certain endroit de son intimité. Elle lui aurait sectionné la main pour ce crime, pour cette violation sur sa personne. Personne n’avait osé la toucher de la sorte auparavant, seulement Isaac, mais celui-ci y allait avec tant de douceur et de passion…Le souvenir de cet homme tant aimé lui arracha un gémissement plaintif, alors qu’un vide immense se forgeait dans son cœur, un abîme sans fond qu’elle ne pourra jamais combler.

L’homme s’écarta d’elle. Maera se cramponna à l’arbre afin d’éviter de s’étaler de tout son long sur le sol boueux. Son ventre, ressentant encore le coup de l’assaillant, était douloureux et l’élançait. De plus, son corsage confinait sa poitrine et l’empêchait de prendre de grandes goulées d’air provoquant ainsi un vil étourdissement. Une Aes Sedai se devait d’être sereine et aussi expressive qu’une pierre, mais trop de choses se bousculaient dans sa tête pour qu’elle puisse afficher un masque indéchiffrable. Le militaire lui agrippa un poignet et l’attira vers lui. Son odeur de mâle remplit les narines de Maera et celle-ci se tortilla en vue de s’échapper de cette poigne solide et ferme. L’homme lui envoya un poing sur la mâchoire pour l’immobiliser. Maera s’effondra à ces pieds, se tenant le visage, hébétée. Alors, l’étrange individu lui enferma les mains dans de petits bracelets métalliques reliés par quelques maillons massifs. Il la souleva de terre et la posa comme un sac de patates sur ses épaules. Apparemment, il ne voulait pas être ralenti par les petites jambes de sa prisonnière.

Tandis qu’ils franchissaient rapidement la forêt, le cerveau de Maera analysait les informations enregistrées depuis ces derniers jours. Elle devait, selon les ordres reçus, compiler des renseignements sur la race des Ophidians et pourquoi des Sœurs disparaissaient subitement dans ces contrées inexplorées. L’Aes Sedai commençait à se façonner une hypothèse sur la question. Cet homme était-il ici pour la récupérer ? De toute évidence, il était au courant pour les femmes ayant le potentiel de canaliser les flux du Pouvoir et le Pouvoir ne pouvait l’affecter. Était-ce pareil pour tous les autres Ophidians ? Si oui, elle devait prévenir les siens au plus vite, mais comment ?

-Où m’amenez-vous ? se risqua-t-elle de poser à l’homme d’une voix habituée à commander.

-Dans mon camp, répondit-il d’un ton bourru.

Dans son camp. Elle ne s’attendait pas à voir une étendue d’hommes armés munis d’engins métalliques ni de monstrueux véhicules. Des abris sophistiqués étaient érigés ici et là et des hommes musclés à la mine obscure en sortaient. Tous les visages étaient alors tournés vers eux ou plutôt vers la femme ligotée sur les épaules du capitaine. Pour la première fois de sa vie, Maera se surprit à avoir peur. Le regard des hommes n’annonçait rien de bon et les jours qui suivirent sa capture furent les plus pénibles de son existence.

Maera Sedai ne fut jamais ce genre de femme qui s’apitoie sur son sort si la situation venait à la surpasser. Non. Elle se redressait et défiait fièrement ses ennemis même si elle devait en payer le prix par la suite. Son esprit vif lui permettait d’analyser et de déchiffrer des solutions aux problèmes qui survenaient grâce à l’éducation riche qu’elle avait eue la chance de recevoir étant plus jeune. Une femme de sa renommée et de sa trempe ne pouvait fléchir la nuque devant des forces étrangères à la sienne. Comme ces hommes. De véritables brutes. Pendant qu’ils s’arrosaient gaiement le gossier de substance amortissant et engourdissant la lucidité, elle avait scruté les alentours en mémorisant l’emplacement des veilleurs et des soldats en plus des espaces dégagés. Depuis des heures, elle planifiait un plan d’évasion et le peaufinait lorsque l’homme se faisant nommé Darius l’interpella. Soudain, elle crut que le moment de s’échapper aux chaînes de ses assaillants était enfin survenu. Aucun homme ne pouvait retenir une Aes Sedai par des cordes métalliques si elle ne le voulait pas. Ils vont regretter le jour où leur mère accepta d’épouser leur père.

En bonne prisonnière docile, elle suivit lentement le capitaine ou lieutenant en direction de sa petite résidence alors qu’elle l’insultait silencieusement de tous les noms passant de crétin à gros dadais. Durant le feu, elle avait testé ses pouvoirs. La Vraie Source brillait chaleureusement au-dessus d’elle, élançait vers elle ses bras grands ouverts, l’invitant à l’atteindre. Maera scintillait de l’aura du pouvoir, illuminait la nuit bien qu’elle était la seule à distinguer cette clarté, cette beauté de la Vraie Source. Doucement, elle se mit à tisser des liens, fouettait le dénommé Darius lorsque celui-ci se montrer grossier sans pour autant lui infliger un mal quelconque. Déçue mais déterminée, elle enroula les autres hommes de ses flots et s’aperçut qu’ils n’étaient pas munis d’un écran protecteur comme leur supérieur. Confuse, elle arrêta ses observations et fit fonctionner ses méninges rapidement, concoctant un plan d’évasion infaillible.

-Viens là, m’ordonne d’un ton bourru le lieutenant en désignant sa tente d’un doigt.

C’est le moment où jamais pour agir. Maera Sedai tissa des flux solides et souleva des gerbes de terre, créant un écran protecteur autour d’elle pour éviter les armes monstrueuses de ces hommes. Des cris retentissent autour de Maera, mais celle-ci ne s’en préoccupe pas. Elle n’a pas tué les soldats, les explosions sont seulement une diversion. Elle coure à perdre haleine. Ses petites jambes l’apportent rapidement à l’orée de la forêt. Des coups de canon résonnent derrière elle, de petites balles percutent son bouclier alors qu’une voix beugle de cesser le feu. La terre jaillit toujours autour du camp des soldats, les interdisant de circuler à leur guise. Au loin, à quelques mètres plus précisément, apparaît une fissure lumineuse dans les airs. Cette entaille dans l’air s’élargit et occupe l’aspect d’une porte où l’on voit un paysage différent de l’autre côté. Maera sourit pour elle-même. Elle est bientôt sauvée. Seulement, elle avait sous-estimé son geôlier.

Détalant comme un lapin effrayé, elle plongea tête baissée vers le portail au moment où une chose massive la happa au passage et l’écrasa au sol. Étourdie, elle tenta de clignoter les paupières et peinait à respirer. Un poids lourd l’empêcher de remuer, un souffle chaud et haletant heurtait son visage, une voix grinchue résonnait au creux de ses oreilles. La Vraie Source avait disparu.

-Tu croyais pouvoir t’enfuir, sale sorcière.

Des soldats se précipitèrent en direction de Darius et de Maera. Sa tentative d'évasion avait échoué. Elle est condamnée.

Darius était on ne peut plus furieux. Faisant les cent pas devant sa tente, le soldat essayait de se calmer avant d'y entrer. La simple vue de la femme aux cheveux blonds suffirait à le faire sortir de ses gonds, assez pour qu'il ait envie de la tuer au point de le faire vraiment. Seulement, il ne pouvait pas tuer – égorger, éventrer, brûler, trucider … - la sorcière. Cette monstruosité était une offrande à l'Impératrice – puisse-t-elle baigner à jamais dans la lumière. Avant de savoir quel sort se méritaient ces femmes qu'il capturait, il se demandait pourquoi on pouvait vouloir d'un don pareil, d'un cadeau empoisonné. À ses yeux, cette espèce ne représentait que des ennuis. Les hommes, un peu moins. Eux avaient la décence de ne pas utiliser ce pouvoir répugnant. Pire : ces mêmes femmes qui utilisaient ce même pouvoir le leur interdisait, affirmant qu'un homme capable de canaliser – c'était le terme – était une chose vide de tout naturel. Enfin, c'était ce qu'il avait appris au fil de ses voyages et missions.

Un autre regard sur le camp suffit à le convaincre de ne pas entrer tout de suite. Cette femme avait crée une pagaille indescriptible en essayant de s'enfuir, et ses hommes avaient été obligés de sortir de leur repos pour tout remettre en ordre. Certains s'y affairaient encore. Plusieurs tentes avaient été éventrées, la terre avait été soulevée, et des hommes avaient été projetés dans les airs. Heureusement, il n'y avait pas eu de morts. Quelques blessés superficiels, mais pas de morts.

Les pas du soldat s'arrêtèrent brusquement et il perdit pied, manquant de tomber. Il se rattrapa comme il put à un rabat de la tente, qui chancela un peu.

-Par les couilles du Ténébreux ! tonna-t-il.

Un hoquet étouffé venant de la tente se fit entendre, mais Darius était trop concentré pour se soucier que sa langue ait choqué une dame. En plus, ce n'était qu'une sorcière : qui s'en serait soucié ? Jurant toujours et boitant, il entra dans la tente en tirant derrière lui le poids mort qu'était devenu sa jambe, jurant toujours à voix basse.

-Je vous serais grée de surveiller votre langage, dit la femme.

-J'te serais gré de t'la fermer, maugréa-t-il entre ses dents, d'un ton bourru.

Il se laissa tomber en position assise sur son lit de camp. La sorcière était sur un tas de couvertures posées sur le sol. Assise, ses mains menottées posées sur ses cuisses, les yeux ronds comme des billes, elle le fixait avec colère.

-Votre mère vous passerait la tête sous l'eau froide pour avoir tenu un tel langage.

-C'est sacrément pour ça que je jure quand elle n'est pas là, bougonna-t-il. Maintenant tais-toi, j'ai mal à la tête.

Et c'était vrai. La fatigue, les évènements de la soirée ; tout cela avait sa part à jouer dans la migraine qui le tenaillait depuis une heure. Agacé, il s'étira jusqu'à son sac pour attraper une boîte d'aspirines. Il en goba six, se rinçant ensuite la bouche et le visage avec une gourde d'eau. Quand il voulu se relever pour la remplir, sa jambe lui refit le même sale coup, refusant de bouger d'un millimètre. Il jura à nouveau, puis parcourut le petit espace du regard.

-Passe-moi la bouteille d'huile, là, fit-il en pointant près du tas de couvertures.

Après un soupire et dans un cliquetis léger de chaines, la femme finit par se lever et lui emmener ce qu'il demandait. Sans un remerciement, il prit la bouteille et saisit sa jambe à deux mains pour la soulever devant lui, sur le lit. Puis, le plus naturellement du monde, il releva le bas de son pantalon, le roulant jusqu'au dessus de son genou. Il interrompit son geste quand la sorcière recula brusquement, pointant un doigt tremblant vers sa jambe.

-Qu'est ce que c'est que ça ? demanda-t-elle après un hoquet terrifié.

Darius pencha la tête sur le côté, les lèvres pincées. Il hésitait entre pouffer de rire ou soupirer.

-Par chez moi, on appelle ça une jambe.

-Une jambe ? C’est impossible ? Où sont les tissus, l’os, la matière solide de l’humain ?

Maera Sedai, complètement abasourdie par cette étonnante découverte, ne pouvait détacher ses yeux dilatés de ce long bâton reluisant doté de toutes les courbes nécessaires pour servir de jambe. Le lieutenant Darius, légèrement amusé, expliqua en découpant chaque syllabe, comme si la femme à qui il s’adressait n’était qu’une enfant, que la technologie parvenait à concevoir des jambes artificielles pour les handicapés. À la suite de ces renseignements, la pauvre Aes Sedai tenta de relier le tout, mais en vain. Selon son avis, aucun humain ne pouvait modeler une nouvelle jambe avec l’usage de métaux qui, par chez eux, servaient à la création d’une arme. Déversant le contenu de la bouteille sur les mécanismes de son membre artificiel, Darius les enduit d’huile.

-Comment avez-vous perdu votre jambe ? Le coup a dû être terrible, interrogea Maera, épouvantée par une telle blessure. Chez nous, l’individu serait mort ou amputé.

Depuis sa capture, les émotions de Maera devenaient de plus en plus apparentes. Complètement à vif, la femme ne supportait plus les tensions et les évènements étranges et incompréhensibles qui se propageaient autour d’elle. Le souvenir d’Isaac cuisait dans son esprit et une seule image de lui, lui coupait le souffle et attirait une montée de larmes torrentielles. Un point horrible se creusait dans son estomac, résultat de son anxiété sourde. Elle n’avait même pas pu lui dire au revoir; son cadavre gisait quelque part dans les montagnes et il nourrira une quelconque bête. Étouffant un sanglot incontrôlable, Maera se laisse choir sur le sol, à quelques pas de son geôlier.

-Un tank a passé sur moi, gronde Darius en vissant sa bouteille et soupire en remarquant l’expression hébétée de sa prisonnière.

Il leva les yeux vers les cieux, blasphéma sur un dieu ou la lumière avant de se redresser avec peine et misère. Tout en remuant la jambe, question de l’exercer un peu, il décrit ce qu’est un tank à l’Aes Sedai. Celle-ci, pétrifiée, écoute avec attention puis frissonne d’horreur lorsque l’homme se met à relater sa mésaventure.

-J’ai senti tous mes os se briser sous…

Un soldat pénètre dans la tante, s’incline devant Darius, le dos raide, en foudroyant la captive d’un vil regard meurtrier.

-Monsieur le Lieutenant, le camp est nettoyé, mais l’aurore se pointe à l’horizon. Devons-nous entamer les préparatifs de départ ?

-Quoi ? Déjà ? beugle Darius en serrant les poings.

Il réfléchit un moment, se caresse le menton tout en dévisageant la femme menottée affalée contre l’une des parois de la tante. Celle-ci soutient son regard sans sourciller.

-Oui, plus vite on arrive chez l’Impératrice, que la Lumière veille sur elle, plus vite on se débarrasse de cet’sorcière.

Afin de se rendre le plus rapidement que possible à la cité de l’Impératrice, ils coupèrent au travers d’une forêt sillonnée de sentiers permettant aux voyageurs de traverser les lieux sans se perdre parmi les arbres. Leur feuillage était si dense que Maera ne parvenait pas à distinguer les rayons du soleil couchant, ce qui l’irritait et la chagrinait. Le soleil était pour elle une arme contre la déprime, une façon de se soutenir sur ses jambes tremblantes après tous les évènements récemment produits. Il était devenu son ami durant ces longs jours de voyage ardu, son seul ami dans cette contrée lointaine et étrangère, hostile et sévère. De plus, elle ignore l’heure qu’il devait être. Ces soldats immenses et rustres prétendaient qu’il était près de six heures du soir grâce à un objet métallique qu’ils portaient à leur poignet. Maera s’en méfiait.

Le commandant Darius s’immobilisa, exécuta une série de signes avec ses mains à l’adresse de ses compagnons et aussitôt trois éclaireurs se faufilèrent parmi la végétation, leur…fusil – comme le nommait l’homme nommé Darius – prêt à tirer. Maera, agitée, se détourna, observa les autres hommes derrière Darius, certains l’ignoraient superbement, d’autres la fixaient avec convoitise. Une femme ennemie prisonnière aux mains d’hommes vils et infâmes. Des hommes, autant le noter immédiatement, qui n’avaient pas partagé la couche d’une femme depuis des jours. Enfin, un dernier la dévisageait, songeur. C’était le bras droit de Darius.

Les éclaireurs revinrent en annonçant que le champ était libre. Alors, ils cheminèrent en silence et établirent un campement près d’une chute bruyante et d’une rivière aux reflets cristallins. C’était un paysage à couper le souffle. Maera songea qu’elle aurait voulu s’y retrouver avec son fiancé. Une douleur infinie se répandit dans son être, son cœur lui fit l’impression de fondre de chagrin, tandis que ses pensées se figèrent sur l’image de son Lige, mort au combat. Elle ravala ses larmes, sécha ses yeux du revers de ses mains et suivis docilement Darius jusqu’à leur tente.

-J’ai une faveur à vous demander, fit-elle une fois qu’ils furent seuls, à l’abri des oreilles indiscrètes.

Il jura et entreprit d’huiler son étrange jambe métallique. Maera, toujours hypnotisée par cet acte, le contempla durant tout le processus et alla même chercher les produits nécessaires afin de nettoyer…le tout.

-J’aimerais…pouvoir aller me promener près de la chute, seule. Vous n’aurez qu’à me surveiller de loin, je n’ai pas l’intention de m’enfuir.

Et c’était en vrai. Depuis sa captivité, elle avait planifié plusieurs tentatives de libération sans jamais vraiment y parvenir, ce Darius entravait son chemin. Il lui aurait fallu qu’elle l’élimine, mais deux choses l’en empêchaient : sa promesse de ne point tuer d’êtres humains et ce pouvoir mystérieux que possédait l’individu face à la Vraie Source. Cette énigme, elle aspirait à tout découvrir.

Elle voulait seulement réfléchir à la situation, songer à son fiancé trépassé, à ses chances de survie, à sa vie maintenant et aux tortures psychologiques et physiques qu’elle devra supporter dans les temps à venir. Après tout, le commandant Darius lui avait décrit le sort des femmes de son condition une fois parvenue à destination. Néanmoins, Maera n’était pas le genre de femme à se laisser écraser sans protester. D’abord, près de cette chute, elle voulait s’armer d’audace, de courage et de ténacité. Avait le désir de rompre le lien entre le corps et l’esprit, afin de minimiser les dégâts futurs. Elle devait blottir son moi intérieur dans une petite boîte indestructible de façon à se protéger de tous les assauts extérieurs.

Elle avait cruellement besoin d’être seule durant un certain laps de temps autant pour prononcer ses adieux douloureux à l’homme qu’elle aime que de se munir d’un plan infaillible. Oh oui, Maera n’était pas une femme à demeure inactive. Son esprit est un tourbillon d’idées bouillonnantes et éternellement en pleine activité. C’est pourquoi elle chérissait un plan complètement fou, mais qui pourrait lui garantir une vie sauve.

-Alors, puis-je me retirer, Darius ou avez-vous des craintes par rapport à une possible et saugrenue évasion de ma part ?

Par la même occasion, Maera pourra se laver un peu, à l’abri du regard de ces hommes pervers et grossiers.

-Je resterai tout prêt, accepta alors Darius en se redressant.

Maera afficha un étrange sourire, pivota sur ses pieds et émergea de la tente. Les soldats lui lancèrent des coups d’œil curieux ou circonspects sur son passage, mais aucun n’envisagea de lui bloquer la route.

La Source s’enfuyait aux galops, parant ses tentatives de la saisir de ses mains affolées. C’était pire que d’être bloquée par ses semblables, le châtiment réservé pour elle par cet infâme homme était bien pire. Oui, bien pire. Maera distinguait l’éclat lumineux de la Vraie Source ainsi que ses pulsations attrayantes. L’envie de se mêler à elle, de s’incorporer à son pouvoir, de se liquéfier en elle lui coupa le souffle. Elle voyait la Source, au-dessus d’elle, accessible, mais si loin, si loin. Maera mugit de frustration, labourant le corps musculeux et raide du soldat de ses menus poings et de ses frêles pieds. Comble de la fureur, l’homme se contenta de rigoler devant les prouesses pitoyables de sa captive, lui demandant si elle comptait lui causer quelque douleur ou plutôt le chatouiller.

Humiliée, indignée, outrée, Maera n’interrompit pas ses gestes saccadés et faibles, pestant contre la nature de cet imbécile d’Ophidian. Elle le haïssait lui son minois féroce dont toutes les femmes raffolent, elle le méprisait lui et son ossature imposante et stimulante pour toutes les autres femmes, elle le détestait lui et sa personnalité perverse et sadique qui semblait satisfaire homme et femme. Une colère, froide, noire, fulgurante se développait en son sein. Alors, elle multiplia les morsures, les gifles, les coups de pieds. C’était tout ce qu’elle pouvait accomplir pour se débarrasser de l’étreinte forcée de ce scélérat.

-Sale sorcière…tu vas te…

Le coude de Maera heurta accidentellement – volontairement, évidemment – l’entrejambe sensible du monsieur qui se mut à éructer de violentes vociférations qui épouvantèrent les oreilles chastes de la femme. Celle-ci hoqueta de terreur lorsqu’il la renversa sur le sol, lui bloquant les bras et les jambes de ses membres massifs, la privant de toute liberté de mouvement. Se débattant comme une furie, Maera comprit vite que ses maigres muscles ne viendront jamais à bout de Darius. Alors, elle se calma et dévisagea durement son geôlier dont la respiration ne semblait point troublée par l’assaut sur les parties intimes.

-Lâchez-moi, sale vermine de chien galeux ! s’emporta l’Ae Sedai avec violence. Vous n’avez aucun droit sur moi !

Et c’était faux. Elle le savait bien. Ses compatriotes ne viendront jamais la sauver des griffes de ces hommes et de cette mystérieuse impératrice à la réputation douteuse. Elle appartenait à ce Darius mal élevé et barbare, qu’elle le voulait ou non. Cependant, Maera était ce genre de femme incapable de supporter d’être tenue en laisse par un individu autre qu’elle-même. Isaac ne cherchait jamais à prendre le dessus avec elle. Au souvenir de son fiancé massacré par le même homme affalé sur son corps, Maera eut des nausées particulièrement violentes. Une plainte s’échappe de ses lèvres, des larmes luisirent sur ses cils. La douleur percuta sa poitrine, un immense gouffre dévorait son cœur, brûlait sa conscience. Beaucoup d’Ae Sedai, à la suite de la perte de leur Lige, s’enlevait la vie.

Se suicider.

Maera se raidit, puis se détendit, analysant cette possibilité d’un nouvel œil. Elle n’avait jamais approuvé le suicide, mais la situation présente nécessitait un fol acte pour sa délivrance. Et si elle tranchait les veines, son corps ne parviendrait pas à l’impératrice de se peuple immonde. De plus, plus rien ne l’attendait ici. Elle se mordit les lèvres.

-Puis-je rejoindre la chute ? posa-t-elle, redevenue docile.

Mais le poids du médaillon à son cou la fit grincer des dents. Elle essayera de le détacher plus tard, quand elle sera seule.