Some part of me [pv M'yuan]

Sca’lai n’aimait pas cet endroit. Elle savait que beaucoup de Mizaris pas trop futés étaient tombés dans la faille… Elle savait bien qu’elle-même était assez futée pour ne pas suivre leur exemple, mais mieux valait se tenir loin. Non, elle méprisait cet endroit, mais s’y rendait pourtant. Pourquoi ? Aucun défi ne lui avait été lancé cette fois. La dernière fois qu’elle s’était aventurée près du Shaogo-gghors, c’était parce qu’un mâle imbécile comme ses deux pattes de derrière lui avait dit qu’elle n’était pas assez brave pour descendre de dix mètres sur les parois rocheuses de l’abîme. Oh elle avait gagné son honneur, et lui avait perdu le sien en trébuchant bêtement alors qu’il se penchait pour voir si elle y réussissait. Le voir tomber par-dessus sa tête et hurler pendant quelques secondes lui avait glacé le sang, à elle et aux autres qui se tenaient là à observer. Le pauvre mâle avait été trop idiot pour se servir de ses ailes, ou alors n’en avait-il pas. Elle-même ignorait si elle serait assez rapide pour se transformer avant d’atteindre le fond de ce puit sans fond. Aussi préférait-elle se tenir loin de cet endroit.

Mais aujourd’hui, c’était différent. Quelque chose avait piqué sa curiosité et elle était bien décidée à savoir ce que c’était. En fait, après le rassemblement où M’yuan avait décrété elle ne savait plus trop quoi – c’était pénible d’écouter ses gargouillis de gorge et de le regarder gesticuler – elle l’avait vu quitter précipitamment L’Augne-Azn en direction de l’Est. Il n’y avait pas grand-chose dans l’est sinon du sable, et la faille. Ce qu’il pouvait bien avoir à y faire, elle ne le savait trop, mais cela l’intriguait. Peut-être était-ce le nouvel endroit qu’il avait trouvé pour l’éviter.

Elle avait failli perdre sa trace à un moment, mais elle l’avait retrouvée quelques lieues plus loin. Il avançait en ligne droite, et avait laissé un morceau de sa tunique derrière lui. Sans doute avait-il perçu sa présence et avait voulu brouiller la piste en survolant une courte distance. Il devait vraiment la prendre pour une idiote s’il s’imaginait qu’elle renoncerait pour autant. Renoncer ? Elle ? Amusant comme idée.

-Je savais que tu me suivrais, lança une voix derrière elle quand elle eut escaladé quelques rochers.

Si elle avait été le moindrement nerveuse, elle aurait sursauté, mais bien sûr ce ne fut pas le cas. Son seul mouvement, hormis celui de se retourner sur elle-même, fut d’ajuster sa shoufa autour de son cou, de s’assurer qu’elle était bien en place. Elle ne s’était pas transformée pour venir, car elle portait l’une de ses tuniques artisanales de couleur verte cette fois. Elle n’avait pas eu envie de ruiner des heures de travail. Toutefois, cela n’avait pas le but de préserver la pudeur de M’yuan. Elle était à peine plus décente vêtue ainsi que toute nue. M’yuan était perché sur un rocher, ses ailes à nouveau invisible, et son torse nu. Wow… c’était plutôt rare qu’il permettait qu’on le voit ainsi.

-Alors pourquoi m’as-tu laissé faire ? demanda-t-elle en sautant à son tour sur un rocher, pour se trouver à la même hauteur que lui.

-J’avais à te parler.

Elle fit claquer sa langue contre ses dents… Ça c’était inhabituel. Quand M’yuan voulait lui parler, il s’organisait habituellement pour qu’il y ait au moins dix hommes autour d’eux. Mais il l’avait fait suivre jusque dans un endroit isolé. Peut-être avait-il l’intention de la jeter dans le gouffre… Si tel était le cas, il devait se douter qu’elle opposerait une forte résistance.

-Tu n’es plus une Far Dareis Mai Sca’lai, dit-il en changeant de rocher, s’éloignant de deux mètres pour conserver la distance entre eux, et ainsi l’assurance de sa voix.

Ses paroles firent grimacer Sca’lai. À son arrivée au Thac, elle avait prononcé les serments qui la déliaient de son engagement envers les vierges. Cependant, elle en restait une dans l’âme, quoi qu’ait pu en dire le chef des chefs… le chef des chefs n’étant certainement pas M’yuan à ses yeux.

-J’ai entendu des hommes parler de toi autour du feu. Tu t’es battue avec eux, comme un tigre – encore ce mot pour désigner les chats – et à chaque fois que l’un d’eux te demandait de te ranger doucement dans les rangs avec les autres femmes, tu leur répliquais qu’une Vierge ne se plierait à une demande pareille.

Cette fois, elle se mordit la langue. Elle ne croyait pas que ces hommes iraient en reparler à M’yuan, ou que ça les avait marqués autant…

La Faille…Derrière…Seule défense que j’ai contre Elle. Il ne faut pas, surtout pas, qu’elle avance de quelques pas, sinon je dois reculer, préservant méticuleusement la distance requise entre elle et moi. Le sable sous mes pieds s’enfoncent, le soleil plombe ses lourds rayons sur mon dos dénudé. Chaud, c’est chaud le soleil. Il fait cuire ma peau, mais je ne ressens pas la morsure déchirante de la chaleur, aucune gouttelette de sueur n’asperge mon corps. Même qu’une petite brise fraîche caresse ma peau hâlée. Bonne sensation. J’aime ça. Mais elle, je ne l’aime pas. Trop nue, trop mauvaise, trop hautaine. Son petit menton est relevé, arrogant et prétentieux. Ses petits yeux lancent des éclairs. Frisson, j’ai un frisson. Il faut se ternir loin de cette femme, des femmes, mais surtout de cette femme. C’est une vipère qui rampe entre nos pieds et nous mord férocement, nous contaminant de son venin acide. Oui oui, une sale vipère. Si elle ose me faire du mal, la pousser dans la Faille je dois. Pas le choix. Pas me blesser. Me protéger d’elle.

Me faufiler jusqu’ici, j’ai fait. Après le discourt, je me suis éloigné et contourné les dunes de sable. Le sable embrassait tendrement mes pieds nus : j’ai laissé mes hautes bottes souples dans ma tante. J’aime le sable. Des petits grains délicats au toucher agréable. Parfois, j’incère mes mains dans le sol, agrippant des poignées de sable. Je fais ça souvent, la nuit, quand je n’arrive pas à dormir. Ça m’incite à réfléchir et à surveiller mes arrières. Moi pas dormir très longtemps, n’ai pas vraiment confiance dans les tours de garde. Il y en a toujours un qui s’endort sur son chiffre et des bandits se fraient un passage jusqu’aux huttes, étranglant et égorgeant les dormeurs. Moi pas mourir. Il ne faut pas mourir. J’ai déjà risqué perdre ma vie … On ne doit pas mourir. La mort, c’est mauvais. Ne pas la combattre, mais rester hors de sa portée, c’est ce que je dois faire. Mère prétendait que j’étais un mauvais Mikar Kappa. Les véritables Mizar Kappa ne craignent pas la mort, ils veulent mourir. Mais mourir, c’est le néant…C’est la fin.

Je devais lui parler. Mais je ne voulais pas. Il fallait pourtant. Lui dire des choses importantes. Son clan, disparu. Elle n’est plus ce qu’elle était et devait devenir ce qu’elle avait promis : une femme sans l’insigne des Vierges. L’une des miennes. Penser que Sca’lai soit des miennes me fait très peur. N’aurais pas dû l’inviter à se joindre à nous. Lui ordonner de rebrousser chemin ou même la tuer. Oui, la tuer. Plus de menace, plus jamais de honte et d’humiliation !

La regarde avec un air las. Je suis fatigué : ne dors pas la nuit ni le jour. Le sommeil est une malédiction, un moyen d’être éliminé dans un gazouillis immonde. Pas le temps de se dresser sur ses jambes, pas le temps de contre-attaquer, pas le temps de réaliser notre mort.

-Ils m’ont mis au défi de les battre.

C’est ce qu’elle dit. Les hommes veulent toujours comparer leur force avec celle des femmes. Les femmes sont sauvages et cruelles, ne jamais leur demander de prouver leur bravoure et leur puissance. Ce sont des monstres. Des démons surgissant du néant pour nous détruire. Femmes mauvaises. Mauvaises femmes.

-Peut-être, je dis en calculant les mètres qui nous séparent. Mais tu n’es plus des leurs. Tu as fait serment d’allégeance. Tu m’as fait serment d’allégeance. Pas à elles.

Se fâche. Elle fronce les sourcils. Je saute sur un autre rocher, plus loin. Accroupi, en posture d’enfant timide. Tout nu, je suis et je ne veux pas qu’elle me voie. Sinon, elle va se mettre à rigoler comme mes anciennes compagnes en pointant mon … la chose qui est là, qui ne sert pratiquement à rien. Aurais préféré ne pas en avoir.

Elle sautille jusqu’à moi, me toisant avec un air que je n’aime pas. Le cou tordu pour la suivre des yeux, je bondis sur une autre pierre. Pas toucher Sca’lai. Pas toucher.

-Une Vierge reste toujours une Vierge.

Elle me dit ça, les mains sur les hanches. Dominante et imposante. Moi, demeurer recroquevillé. Aime cette position.

-Pas dans mon clan. Tu dois comprendre qu’ici tu es une toute autre personne. Je me dois de te punir pour tes erreurs.

La punir ? Il se devait ? Voyons, ce mâle n'était même pas capable de s'affirmer lorsqu'il se trouvait devant elle. La preuve, il changeait de rocher chaque fois qu'elle faisait mine de s'approcher, ou s'approchait réellement. Pourtant, pas une fois il n'avait bafouillé depuis le début de l'entretien. Pas une fois il ne s'était exprimé par phrases entrecoupées. Pas une fois ses mains avaient esquissé de gestes accidentels. Il n'avait pas trébuché, il n'avait pas gémit. Mais il continuait de s'éloigner quand elle s'approchait. Elle finit par rester sur place. Elle allait elle-même se lasser de ce petit jeu si elle continuait encore longtemps. Accroupie sur une pierre tranchante, elle darda son regard sur l'être massif et à la fois chétif – c'était souvent l'impression qu'il lui donnait, bien que pas présentement. En ce moment, il faisait vraiment sa taille. Il donnait – quand même un peu – l'impression d'être un chef digne de ce nom.

-Me punir ? dit-elle en penchant la tête sur le côté.

Il hocha la tête, et les doigts de Sca'lai s'agitèrent derrière son dos pour former une insulte bien sentie. De quel droit pouvait-il la punir ? Bon d'accord, elle avait rompu un serment, mais ce serment qu'elle avait prononcé, il allait contre sa nature même. On ne demande pas à un rocher de cesser d'être rocher, comme on ne demande pas plus à une Vierge de cesser d'être une Vierge … Bien qu'elle n'ait eu de vierge que le nom…

-Et comment comptes-tu me punir, M'yuan ?

Il y avait, dans sa façon de prononcer son nom, une certaine provocation, qu'elle aurait eu tôt fait de regretter. À vrai dire, elle allait le regretter à l'instant. Les sourcils de M'yuan se froncèrent dans ce qui lui sembla être une expression de colère. Elle était plutôt rare sur lui. Elle était plus habituée à le voir rentrer la tête dans les épaules, pas se redresser droit comme une branche – branche peut-être un peu tordue – sur son rocher avec une expression déterminée.

-Il y a quelques instants, je songeais encore à te laisser partir avec un avertissement, dit-il d'une voix forte et des mouvements saccadés.

Sca'lai émit un rire rauque en lui signifiant par des gestes que ce serait ce qui finirait par se produire de toute façon. Nouvelle provocation, nouveau mouvement de colère chez M'yuan. Le mâle se dressait maintenant de toute sa hauteur, son ombre atteignant presque la gorge offerte de Sca'lai. Elle qui avait l'habitude de le voir toujours accroupie, un peu comme elle lors de ses chasses ou de ses pauses, elle fut surprise. Mais son visage garda aussi peu d'expression que le sable pouvait en avoir.

-Je te prends tes lances pour une durée de sept retours du soleils, et chaque fois que j'entendrai les mots Far Dareis Mai venant de ta bouche, je doublerai ce temps, et le doublerai encore.

Lui prendre ses lances ? Elle faillit éclater de rire à ces propos. M'yuan n'aurait rien d'elle. Mais un second regard vers lui l'en empêcha. Il était fichtrement sérieux. Sa bouche béat un moment avant qu'elle ne referme ses mâchoires, attendant la suite.

-Tu deviendras Gai'shaine pour cette durée, conclut-il. Dois-je préciser que c'est à moi que ce toh est du ?

Sca'lai grinça des dents … Gai'shaine !

Les Gai’Shaine sont gentils. Ils n’ont pas le choix d’être gentils sinon leur maître peut leur faire du mal. Pas de mal à M’yuan, mais à Sca’lai si elle s’entête à tenir tête à M’yuan. Pas me tenir tête. Non, il ne faut absolument pas. Je suis le chef. Et le chef se doit d’être respecté sinon pourquoi serait-il le chef ? Pas la seule à se moquer du pauvre M’yuan, de son maître. Non non. Ai entendu plusieurs se moquer de moi. Vont tous le payer. Vont savoir à qui ils ont affaire. M’yuan n’est pas si gentil. Il n’est pas Gai’Shaine. Respect. Beaucoup de respect. Apprendre à Sca’lai la définition de ce mot. Apparemment, elle ne pas le connaître du tout.

Grand je me fais en ce moment pour l’impressionner. Ça fonctionne, une certaine appréhension illumine ses yeux perçants. Tantôt, ils me faisaient mal, ces horribles yeux, ils me disaient de vilaines choses et me menaçaient de mort. Ne pas mourir. La mort c’est affreux, c’est douloureux, c’est pénible. Ne jamais mourir, parce que la mort me fait peur. Oui, me fait peur. Mais je suis fort et grand. Mère prétendait que j’étais un mâle comme les femmes les aiment : puissant, charmant et animal. Pas ça, moi. Je ne veux pas être ça. Je ne suis pas ça. Je ne veux pas que les femmes m’aiment…surtout cette femme-là. Pas Sca’lai. Pas Sca’lai. Me terrifie, elle. Trop de nu, elle. Trop parfaite, elle. Devrait se couvrir de la tête aux orteils. Les hommes se détournent sur son passage. Trop de nu. Trop féminin. Trop monstre.

-Tu devras dormir dans ma tente.

Elle pas contente. Moi non plus. La décision fut trop difficile. Je ne pouvais pas me contraindre à l’avoir avec moi à journée longue. Peut-être allait-elle me mordre jusqu’au sang, me blesser avec ses longs ongles et me tuer. Vouloir me tuer ? Non ! Je secoue la tête. Mais les gens vont parler. Non, pas de bavardage. Assez d’eux qui affirment mon amour secret pour cette femelle immonde. Pas amour. Jamais amour. Jamais avec une femme. Cruelles les femmes. Sauvages et sans cœur. Veulent toutes me faire du mal. Les empêcher je me dois.

-M’apporter ma nourriture.

Sca’lai est sur le point de riposter. Non, chut ! Aucun mot ne sera accepté de ta bouche ! Prononce quelque chose et je double ton châtiment. Moi le chef : moi je décide de tout. Toi, rien. Toi, un membre du clan comme tous les autres. Aucun privilège, toi. Pourquoi aussi expressive d’une pierre ? Pourquoi ses yeux, eux, sont pas contents ?

-Me servir et veiller à ma sécurité.

Faut lui spécifier les termes du contrat, sinon elle ne pas suivre les ordres et n’en faire qu’à sa tête. Toujours me tenir tête, toujours me faire sentir comme un idiot. Mais pas idiot le M’yuan, il connaît ses choses. Planifie bien ses idées. Pas si fou, le M’yuan. Le soleil fait mal à mon torse et à mon dos. Je n’aime pas être aussi…nu. Rien sur moi…J’aime pas son regard hautain de petite princesse arrogante. Lui arracher. Lui scalper la peau. La saigner. Non…Non … Pas tuer…Pas bien tuer.

-Tes lances te seront redonnées une fois que je serais satisfait de ton service. Je vais être sévère. Très sévère. Aucune entorse aux règles ne sera tolérée.

Belle élocution, sinon elle se moquer. Me taquiner. Me railler.

Entre nous, beaucoup de sable. Je désigne le sable d’un doigt et lui demande de déposer toutes ses armes ici. Elle hésite. Je fronce les sourcils. Fâché. Elle m’écouter, sinon elle le regretter. Suis le seul chef ici.

Donner ses lances … Sca'lai abaissa le regard, fixant le sable devant ses pieds. Elle les voyait déjà, reposant là, attendant que l'ignoble main impure de ce mâle les souillent à jamais. Elle frémit à cette pensée, recula d'un pas. C'était hors de question. Elle refusait de les lui remettre. C'était un mâle : il avait toutes les chances de les abimer, de les lui rendre ensuite en mauvais état, si déjà il les lui rendait un jour. Elle stoppa son pas, c'était la première fois qu'elle reculait ainsi devant quelque chose. Pas ses lances, pas son âme. Tout mais pas ça. Elle pouvait toujours le servir comme il l'entendait, mais pas renoncer aux lances. Elle releva la tête, la lèvre inférieure tremblante d'une rage pure.

-Tu ne peux pas m'y forcer, dit-elle dans le langage des signes.

M'yuan hocha la tête comme pour lui signifier le contraire. Elle eut soudain envie de prendre sa lance et de la lui enfoncer dans la gorge. Mort. Elle le voulait mort. Pendant un instant, cette lueur de rage meurtrière fit luire son regard d'une manière sinistre. Elle préférait devenir Gai'Shaine pour une raison valable. Le meurtre du chef de clan lui semblait une raison plus que valable, surtout dans cette situation où il essayait de jouer au maître avec elle. Mâles imbéciles.

Mais elle ne fit rien. Elle l'avait vu se battre une fois, une seule fois. Et il avait réduit son adversaire en bouillie de telle manière qu'elle savait n'avoir aucune chance de le vaincre. Ce mâle avait tellement peur de la mort qu'il surveillait toutes les directions à la fois, voyait venir le moindre mouvement, comme s'il avait eu un sixième sens pour cela. Elle prit l'une de ses lances, se pencha, caressa le tranchant de la lame presqu'amoureusement. Bientôt. Ça ne durerait pas longtemps. Elle laissa l'objet par terre, étira sa main le long de sa jambe pour saisir le poignard, et le posa lui aussi sur le sol.

M'yuan sauta à bas de son rocher, ramassa le tout avec délicatesse – le contraire lui aurait coûté cher – et reprit sa place en hauteur.

-Je prendrai tes flèches une fois rentré, puisque tu ne les as pas avec toi. Rien qu'un guerrier ne puisse posséder, ou porter.

-Oui, murmura-t-elle en inclinant la tête et en regardant ses pieds avec une forte humiliation. Mes tenues de guerre seront rangées, le fer sera à toi.

Comme il lui en coûtait de dire une chose pareille. Le fer… Combien de temps cela durerait-il ? Une fois qu'il serait satisfait de ses services. Elle espérait fortement qu'il la libèrerait de son toh le plus rapidement possible. Elle savait ne pas pouvoir supporter une telle situation de cette manière. Et quand elle pensait aux railleries que lui enverraient les autres membres du clan… Par la Lumière. Mieux aurait valu qu'elle saute à la gorge de M'yuan et qu'il l'ait tuée.

Les lances sont brûlantes dans mes paumes. Je ne les aime pas. Elles sont poisseuses, couvertes de sang invisible. Elles me répugnent, elles me font gronder et cracher, je ne les aime pas. Pas du tout. Les réduire en copeaux de bois, converser seulement la lame affûtée pour s’en servir autrement. Mais Sca’lai serait mécontente, bondir à ma gorge…Trop de toucher…Trop de proximité. Ne pas tolérer la présence de Sca’lai à plus de quelques mètres…cinq précisément. Des alarmes aigues retentissent si elle franchit la zone sacrée…Il faut se protéger dans la vie…Ma mort, c’est ce qu’elle veut…Les femmes veulent ma mort. Oui…Elles aspirent à me planter une arme entre les omoplates. Elles veulent admirer la couleur de mon sang…Trop de sang…Je secoue la tête en fixant les lances…Trop de sang est coulé par ses lances…Les détruire…Ces lances sont la mort…La mort…

-Rentrer au camp, je dis à Sca’lai en me recroquevillant.

Elle se déplace, s’avance vers moi, mais je bondis rapidement sur ma droite, la tenant à distance et sous étroite surveillance. Ses yeux glacés…glacés comme de la glace…comme le froid mordant de l’hiver…Ses yeux me témoignent autant de gratitude qu’un grain de sable…Le sable…Il en a partout autour de nous…Je plonge une main dans le sable et remue les doigts…C’est doux. Les grains sont fins et doux. Sca’lai s’en va…Je la suis par petits bonds, m’arrêtant régulièrement pour observer les alentours…S’assurer qu’il n’y aura pas d’embuscades…Sca’lai risque de se retourner contre moi et de me tuer…La garder sous étroite surveillance…Oui…Il le faut…Elle est le danger…Une menace…Terrible…

Le chemin jusqu’au camp est long et silencieux…Sca’lai me lance des coups d’œil furtifs, se renseigne sur ma position et sur l’état de ses lances. Elles sont contre moi…Souillant ma chair, corrompant ma chair, griffant ma chair…Elles me font mal…J’avance toujours par bonds, rares sont les fois où je marche comme un mâle…Je n’aime pas me redresser, seulement si la situation l’exige…Seulement…Nos pieds ne s’enfoncent pas dans le sable grâce à nos bottes légères et souples. Mais je suis presque nu…Me précipiter dans ma tente et me vêtir…Oui…Il le faut … Camp se situe dans une profonde vallée, des tentes se dressent un peu partout, des groupes du clan sont assemblés et discutent, d’autres se battent au combat singulier. Des regards pivotent dans notre direction. Sca’lai relève le menton et dévisage quiconque pose son regard sur elle. Guerrière jusqu’à la moelle. Arrogante jusqu’à la racine des cheveux. Prétentieuse jusqu’aux bouts des doigts. Rebelle dans l’âme. La surveiller. Source de trahison. Blessure profonde. Des haussements de sourcils nous précédent. Sca’lai se fait punir, se laisse punir par le chef qu’elle méprise. Je la suis jusqu’à sa couche par petits bonds, toujours, puis, je me redresse un peu, le dos courbé et les jambes arquées.

Elle se tourne vers moi, les poings sur les hanches et me foudroie de ses yeux vides. Un frisson longe mon échine malgré moi. Ce regard…Ses yeux…Je les connais…Ils me terrifient…

-Mes flèches sont à l’intérieur. Je vais aller te les chercher.

-Pas la peine, je souffle en inclinant la tête. Je vais y aller moi-même. Ensuite, tu prendras tes effets et viendras t’installer chez moi.

Aucune confiance pour cette femme. Elle est le Monstre. Elle est la Mort.

La jeune femelle plissa le nez dédaigneusement quand M'Yuan se pencha pour entrer dans sa tente en peau de bête. Les lèvres pincées, se sentant nue car ne portant pas ses lances contre son dos, elle regarda autour d'elle, défiant du regard quiconque la regardait – ou aurait eu le malheur de la regarder – de travers avec l'air de se poser des questions. En soi, être Gai'Shaine n'avait rien d'humiliant. Tout le monde le verrait comme un simple rétablissement de son honneur et de celui de M'Yuan, une chose juste. Personne ne se moquerait d'un Gai'Shain. Seulement, habituellement, étaient fait Gai'Shains les gens que l'on capturait durant une bataille. Ils revêtaient alors le blanc avec interdiction de porter n'importe quoi qu'un guerrier puisse porter : armes, vêtements, etc. Ils accomplissaient des tâches utiles, de petits services pour tout la communauté. Quand on brisait un serment, comme l'avait fait Sca'lai, on se faisait nommer Datsang, et l'on revêtait le noir. On était condamné à accomplir des tâches insignifiantes et inutiles – humiliantes donc – comme de creuser un trou avec ses mains jusqu'à pouvoir être entièrement caché dedans, puis le remplir, ou encore transporter de grosses pierres d'un côté à l'autre du campement. M'yuan était un abruti qui méritait de s'étouffer avec une poignée de sable. Il n'avait pas seulement fait preuve de générosité pour lui éviter la honte d'être faite Datsang. Non, il avait minimisé sa peine pour l'humilier encore plus, comme si elle n'était même pas assez importante pour que son crime soit justement puni. Et Sca'lai le détestait pour cela, parce que les mâles parleraient.

M'Yuan ressortit de la tente, un petit air méfiant sur le visage. Il regarda l'endroit où il avait posé les lances, comme s'il avait craint qu'elle s'en soit emparé pour fondre dessus et le tuer. Il poussa un soupire, que Sca'lai ignore. Elle lorgna l'arc et les flèches dans les mains du mâle, haineuse. Elle avait bien un toh énorme envers lui, et le payant en le servant de la sorte prendrait une éternité. S'il lui avait laissé le choix, elle aurait demandé à être fouettée toute une révolution du soleil, puis laissée à sécher au soleil pendant une semaine. Elle n'aurait donc pas eu à renoncer à sa lance pour un temps indéterminé, et son honneur serait indemne. Elle lui en parlerait.

-Tu n'as qu'à m'attendre près de ma tente.

Pas dedans, songea-t-elle. Près.

-Je vais aller entreposer tes armes et te chercher la coule blanche des Gai'Shaines.

Sca'lai s'inclina aussi humblement qu'elle le put, tout son être pestant et se révoltant contre sa situation. Sca'lai au service de tous, mais principalement au service de ce mâle qu'elle méprisait parce qu'il ne cachait sa peur, comme tout Mizar Kappa digne de ce nom. Qu'il ait peur, soit. Qu'il le montre… Par la lumière ! C'était honteux. Dire que maintenant, elle se savait être son inférieure. Jusqu'au remboursement de son toh, tout du moins. Elle ferait en sorte que ça ne dure pas trop longtemps.

La tête haute – un peu trop haute pour sa nouvelle condition – elle regarda M'Yuan s'éloigner, puis prit la direction de la tente. Elle ne fut pas difficile à trouver. Éloignée de plusieurs dizaines de pas de toutes les autres, elle comptait aussi parmi les plus grandes. Elle était dressée sur une petite élévation de terrain, de sorte que le chef pouvait surveiller tout le campement et vivre en continuant de cultiver son éternelle peur d'être poignardé dans le dos, dans son sommeil, de plein front … d'être poignardé, point à la ligne. Quel mâle misérable. Sca'lai ronchonna en s'asseyant sur ses talons, près du rabat de la tente. Elle attendit là quelques minutes, immobile comme la plus têtue des pierres, ignorant le vent qui faisait danser ses fines nattes dans son dos et devant son visage, ignorant les bruits et les voix.

Puis elle le vit revenir, gravir la légère pente, un tissu blanc et très fin sur les bras. Revêtir le blanc. Elle frissonna et se souvint soudainement qu'elle ne devait rien porter d'autre que cette couleur, rien d'autre que cet accessoire. Elle toucha du doigt la shoufa à son cou, en éprouva l'étoffe, une lueur d'appréhension dans le regard, qui partit aussi vite qu'il était venu.

Il lui tendit le vêtement blanc à bout de bras et elle s'en empara avec dédain, attendant qu'il lui fasse savoir où il désirait qu'elle se change. Il lui indiqua la tente du doigt, composant aussi avec d'autres signes l'ordre de faire vite. Elle courba l'échine puis souleva le rabat de toile et se glissa dessous.

[suite au campement du Thac]